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Full text of "Le curé de Cucugnan et son véritable auteur"

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G. 

Vanel 

LE 

CURE 

DE 

CUCUGHAN 

ET 

SON 

VERI- 

TABLE  AUTEUR 

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2197 
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1910 


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UNE  RESTITUTION  LITTERAIRE 


E  CURÉ  DE  CUCUGNAN 


ET 


SON  VÉRITABLE   AUTEUR 


PAR 


G.    VANEL 


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CAEN 
LOUIS   JOUAN,   ÉDITEUR 

Libraire  des  Bibliothèques  Publique  et    Universitaire 
98,   hue  Saint-Pierre,  98 


1910 


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UNE  RESTITUTION  LITTERAIRE 


LE  CURE  DE  CUCUGNAN 


ET 


SON  VÉRITABLE   AUTEUR 


PAR 


G.    VANEL 


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GAEN 
LOUIS   JOUAN,   ÉDITEUR 

Libraire  des  Bibliothèques  Publique  et   Universitaire 
98,   rue   Saint- Pierre,   98 

1910 


/9/û 


LE    CURE     DE    CUGUGNAN 

ET  SON  VÉRITABLE  AUTEUR 


Vers  Tannée  1855,  vivait  à  Cusset  un  honorable  et 
savant  magistrat,  qui  alliait  aux  qualités  plus 
sévères  du  juriste,  les  dons  brillants  du  poète  et  de 
Térudit. 

Tout  en  commentant  le  code  avec  la  conscien- 
cieuse exactitude  dont  son  état  lui  faisait  un  devoir, 
il  se  reposait  en  donnant  à  la  poésie  et  aux  études 
littéraires  les  loisirs  que  lui  laissaient  ses  fonctions. 
Les  sites  enchanteurs  du  Velay,  les  paysages  des 
Corbières  et  les  légendes  de  cette  contrée  n'avaient 
pas  de  secrets  pour  lui,  et  il  en  avait  fait  un  éloge 
en  vers  qui  eut  l'honneur  d'être  couronné  par 
T Académie  française. 

Ce  magistrat  poète  était  né  à  Yssingeaux,  dans  le 
département  de  la  Haute-Loire,  et  avait  nom  Blan- 
chot  de  Brenas.  L'encouragement  flatteur  de  l'Aca- 
démie excita  sa  verve  et  bientôt  notre  auteur  con- 
nut, sans  l'avoir  autrement  ambitionné,  un  succès 
qui  lui  valut  bon  accueil  auprès  des  éditeurs  pari- 
siens. 


4  LE    CURE    DE    CUCUÔNÀN 

Un  volume  de  vers  parut  :  Les  Fleurs  des  Mon- 
tagnes, suivi  des  Vellaviennes,  où  se  trouvaient  des 
poésies  dune  facture  et  d'un  mouvement  remar- 
quables et  qui  furent  alors  très  remarquées  par  la 
critique  du  temps. 

Le  code  et  l'alexandrin  continuèrent  une  collabo- 
ration qui  resta  toujours  heureuse  et  discrète  ; 
aussi  M.  de  Brenas  vivait-il  fort  tranquille  entre 
ses  devoirs  de  magistrat  et  ses  succès  d'homme  de 
lettres. 

Apprécié  et  connu  à  Paris,  il  écrivit  successive- 
ment dans  plusieurs  Revues,  où  il  donna  des  ar- 
ticles humoristiques,  des  récits  pittoresques,  des 
légendes  et  des  aventures  qu'il  recueillait  dans  ses 
voyages . 

Sous  le  titre  de  :  Voyage  dans  les  Corbières,  M.  de 
Brenas  publia,  en  1858  et  1859,  dans  la  France 
Littéraire,  une  série  d'articles  qui  obtinrent  un  vif 
succès  et  qui  furent  reproduits  par  différents  jour- 
naux. 

Cette  Revue  était  éditée  à  Lyon,  chez  Peladan. 
M.  de  Brenas  avait  adopté,  pour  son  récit,  la  forme 
épistolaire,  et  cette  forme,  il  faut  bien  l'avouer, 
alourdissait  le  début  et  la  fin  des  anecdotes  contées 
par  l'auteur. 

Tout  allait  pour  le  mieux  quand,  le  30  juillet 
1859,  dans  le  numéro  H,  parut  une  légende  proven- 
çale, aujourd'hui  de  réputation  universelle,  intitu- 
lée :  Le  Curé  de  Cucugnan.  Et  de  cette  légende, 
au  tour  original,  se  dégageait  en  effet  une  saveur 
piquante  et  méridionale,  qui  justifiait  le  franc  sou- 


ET    SOH    VERITABLE    AUTEUR  O 

rire  avec  lequel  elle  avait  été  accueillie.  C'était 
ragoût  de  délicats  et  de  l'esprit  le  meilleur  et  le 
plus  français. 

Elle  dormit,  toutefois,  dans  les  feuillets  de  la 
France  Littéraire,  sans  faire  grand  bruit  en  ce 
monde,  pendant  quelques  années. 

Vers  1864.  M.  de  Brenas  eut  l'idée  de  réunir  en 
un  volume  les  articles  épars  dans  la  Revue.  Il  s'en- 
tendit à  ce  sujet  avec  un  éditeur  parisien.  M.  Ballay, 
qui  demeurait  9.  rue  Mazarine.  Les  pourparlers 
furent  brefs  et,  le  4  juillet  1864,  un  traité  intervint 
qui  portait  en  substance  que  «  M.  de  Brenas  vendait 
et  cédait  à  M.  Ballay.  moyennant  le  prix  de  2.000 
francs,  outre  certaines  conditions.  Le  Voyage  dans 
les  Corbières,  ayant  pour  sous-titre  :  «  Avec  mon  ami 
Félix  ».  ouvrage  auquel  seraient  faites  les  modifica- 
tions suivantes  :  1°  Le  récit  dialogué  serait  substitué 
à  la  forme  épistolaire  ;  2°  Trois  épisodes  ou  lé- 
gendes, de  genres  divers,  complétant  la  série  com- 
mencée par  le  Siège  de  Carcassonne,  Y  Anneau  de 
Cléopdtre,  les  Mitonnes  de  Lannet  et  le  Curé  de 
Cucugnan,  seraient  encadrées  dans  le  récit  princi- 
pal; 4°  Le  manuscrit  formerait  environ  trois  cents 
pages,  texte  et  format  convenus;  o°  Enfin,  l'ouvrage 
prendrait  pour  titre  :  Le  Curé  de  Cucugnan  et  pour 
sous-titre  :  Souvenirs  des  Corbières. 

Ce  traité  fut  signé  par  les  parties  contractantes  et 
l'on  convint  d'un  délai  de  deux  ans  au  moins  pour 
la  mise  en  vente  des  volumes. 

Ce  délai  était  suffisamment  long  pour  que  Ton  ne 
se  pressât  point  de  part  et  d'autre.  Les  change- 


6  LE    CURE    DE    CUCUGNAN 

nients  et  additions  résolus  restèrent  pendant  un 
temps  considérable  sur  le  chantier.  Les  mois  se 
passèrent.  M.  de  Brenas  se  hâtait  lentement  et  son 
éditeur  ne  paraissait  pas  plus  pressé  que  lui. 
Tous  les  deux  étaient  fort  tranquilles,  quand  un 
incident  se  produisit  qui  vint  déranger  leurs  com- 
binaisons et  mettre  à  l'épreuve  les  susceptibilités 
de  rhomme  de  lettres  et  la  conscience  du  magis- 
trat. 

Vers  la  fin  de  1866.  Roumanille.  le  gai  félibre, 
l'ami  de  Mistral  et  d'Anselme  Mathieu,  qui.  dès 
1846,  avait  créé  le  félibrige  et  trouvé,  nouveau 
Malherbe,  des  accents  littéraires  dans  une  langue 
trop  longtemps  négligée,  Roumanille,  alors  à  l'apo- 
gée de  son  talent,  publiait  tous  les  ansunArmana, 
délice  des  populations  provençales  et  quibusdam 
al  lis. 

A  la  suite  de  circonstances  qu'il  essayera  de  nous 
expliquer  lui-même  plus  loin,  il  eut  connaissance 
de  la  nouvelle,  parue  dans  la  France  Littéraire  en 
1859,  le  Curé  de  Cucugnan.  L'estimant  accorte  et 
de  haut  goût,  il  la  traduisit  en  provençal.  En  homme 
d'esprit  et  en  écrivain  avisé,  il  supprima  le  début 
et  la  fin,  ce  que  devait  faire,  d'ailleurs,  l'auteur 
dans  le  volume  en  préparation,  et  ces  coupures  lui 
donnèrent  la  l'orme  alerte  et  le  brio  pittoresque 
sous  lesquels  elle  est  devenue  populaire. 

Ce  qu'il  oublia,  par  exemple,  ce  fut  d'indiquer  la 
source  où  il  Lavait  découverte  et,  de  plus,  il  prit  la 
singulière  liberté  de  signer  le  morceau,  comme  s'il 
en  eût  été  le  véritable  auteur,  de  son  nom  de  fé- 


ET    SON    VERITABLE    AUTEUR  i 

libre  :  Lou  Cascarellet,  nom  sous  lequel  il  était 
universellement  connu. 

M.  de  Brenas  et  son  éditeur  continuaient  à  dormir 
sur  leurs  deux  oreille>.  préparant  la  publication 
convenue.  VArmana  Prouvençeau  de  1867  parut 
dons  les  derniers  mois  de  1866.  Le  Curé  de  Cucu- 
gnan  obtint  le  plus  vif  succès  et  l'ut,  sans  conteste, 
le  clou  du  petit  volume.  On  en  parla  longtemps 
dans  tous  les  mas  du  pays. 

Presque  aussitôt,  Alphonse  Daudet,  ami  intime  de 
Roumanille  et  son  collaborateur  occasionnel,  s'em- 
para à  son  tour  de  la  légende  et  la  traduisit  en 
français.  Et.  chose  bizarre  !  ce  français  ressemblait 
étonnamment  à  celui  de  M.  de  Brenas,  coïncidence 
qui  prouvait  avec  quelle  fidélité  Roumanille  avait 
lui-même  traduit  en  provençal  le  texte  do  la  France 
Littéraire. 

Daudet  publia  sa  traduction  dans  VÉvénement} 
le  Figaro  d'alors,  journal  dirigé  par  M.  de  Ville- 
messant.  Il  attribuait  l'œuvre  à  son  ami  Rouma- 
nille. de  très  bonne  foi.  nous  n'en  doutons  pas.  Le 
Curé  de  Cucugnan,  profitant  de  cette  aubaine,  se 
vit  porter  aux  nues  et  reproduit  dans  un  grand 
nombre  de  journaux.  Et  l'on  sait  le  trajet  qu'il  a 
t'ait  depuis,  du  Journal  aux  Lettres  de  mon  moulin 
et,  plus  tard,  aux  Œuvres  complète*  d'Alphonse 
Daudet. 

Mais,  si  l'esprit  et  Dieu  sail  qu'ils  en  avaient  à 
revendre,  nos  deux  Provençaux  !)  naît  au  soleil  du 
pays  des  troubadours,  pareil  à  la  mousse  Légère  qui 
s'échappe  de  la  liqueur  cbampenoise.  ce  n'est  pas 


8  LE    CURÉ    DE    CUCUGNÀN 

une  raison  pour  excuser  toutes  les  audaces  et  léga- 
liser une  mainmise,  fût-elle  des  plus  heureuses, 
sur  le  bien  dautrui.  Et,  par  malheur,  c'était  bien  le 
cas. 

Au  début.  M.  de  Brenas  ignora  tout.  Cependant,  le 
succès  de  l'historiette  allant  croissant,  M.  Ballay, 
mis  au  courant,  lui  signala  l'étonnante  transforma- 
tion au  cours  de  laquelle  le  Curé  de  Cucugnan 
avait  trouvé  une  nouvelle  paternité. 

Juste  colère  de  M.  de  Brenas.  qui  n'eut  pas  de 
peine  à  constater  que  Roumanille  l'avait  radicale- 
ment pillé  et  rendait  ainsi  la  publication  de  son 
volume  moins  intéressante  et  plus  difficile.  En 
outre,  ne  pourrait-on  pas  croire  maintenant  (et 
c'était  chose  des  plus  vraisemblables)  que  c'était 
lui,  de  Brenas,  qui  empruntait  à  Roumanille  l'hu- 
moristique sermon  du  curé  ? 

M.  de  Brenas  écrivit  aussitôt  à  M.  deVillemessant. 
Dans  sa  lettre,  du  28  octobre  1866.  il  l'avertissait 
qu'il  était  l'auteur  de  la  légende  et  qu'elle  allait 
paraître  dans  un  volume  édité  à  Paris.  Il  ajoutait  : 
■  Mon  livre  deviendra  ce  qu'il  pourra.  Mais,  au 
moins,  il  faut  qu'on  le  sache,  je  ne  l'aurai  emprunté 
à  personne  et  il  sera  le  fils  légitime  de  mon  caprice. 
La  reproduction  provençale,  dont  M.  Roumanille  a 
jugé  à  propos  de  me  gratifier,  sauf  quelques  mots 
alliacés,  très  heureux  peut-être  en  certain  dialecte, 
est  d'une  suffisante  exactitude.  M.  Daudet  a  rendu, 
sans  doute,  le  patois  de  M.  Roumanille  avec  une 
gronde  franchise.  Mais  j'ose  compter  sur  votre 
courtoisie  pour  faire  connaître  à  vos  lecteurs  que 


ET    SON    VERITABLE    AUTEUR 


9 


le  travail  de  ces  Messieurs  est  une  simple  traduc- 
tion et  que  je  n'ai  point  brigué  pour  mon  histo- 
riette la  faveur  de  cet  assaisonnement  de  haut 
goût  ». 

M.  de  Brenas  n'était  pas  satisfait,  cela  se  conçoit, 
et  sa  lettre  se  ressentait  de  ses  dispositions.  Il  pen- 
sait toutefois  que  sa  demande  ne  souffrirait 
aucune  difficulté.  Erreur  !  La  lettre  ne  fut  pas 
reproduite  et  resta  sans  réponse.  Après  avoir  long- 
temps attendu,  il  écrivit  à  un  de  ses  amis,  M.  Venet, 
collaborateur  du  journal  Le  Monde,  qui  parla  de 
son  affaire  à  M.  de  Villemessant.  Celui-ci  ne  répon- 
dit que  par  des  échappatoires,  et  l'on  ne  put  rien 
savoir,  sinon  que  Roumanille  avait  été  averti  et  se 
tenait  sur  ses  gardes. 

Sa  qualité  de  magistrat  imposait  à  M.  de  Brenas 
une  réserve  dont  il  hésitait  à  se  départir,  et  il  laissa 
passer  un  long  espace  de  temps  avant  de  provoquer 
une  explication  nette  et  précise. 

En  attendant,  il  fit  demander  en  Provence,  par 
son  libraire  de  Cusset.  YArmana  de  1867,  pour 
avoir  la  preuve  indéniable  du  plagiat.  On  n'envoya 
rien.  Cusset  était-il  suspect?  C'était  probable.  Rou- 
manille, averti,  faisait  le  mori. 

Toutefois,  M.  Ballay,  qui,  tout  autant  que  M.  de 
Brenas,  avait  intérêt  à  la  manifestation  de  la  vé- 
rité, se  le  procura  et  l'envoya  à  Cusset.  M.  de 
Brenas  put  constater  que  la  traduction  en  provençal 
était  presque  littérale. 

Sur  ces  entrefaites  parut  YArmana  de  1868.  Il 
contenait  une  nouvelle  affirmation  du  plagiat  et 


10  LE    CURÉ    DE    CUCUGNAN 

débutait  ainsi  :  «  L'an  dernier,  le  cure';  cette  année, 
le  médecin  !  »  Selon  son  habitude,  Alphonse  Daudet 
donna  une  traduction  de  cette  facétie  dans  le  Moni- 
teur Universel  du  22  octobre  1867,  et,  soulignant  la 
verve  du  bon  félibre  José  Roumanille,  il  ajoutait 
en  renvoi  :  «  L'almanach  de  Tan  dernier  racontait 
L'histoire  du  curé  de  Cucugnan,  un  chef-d'œuvre  !  » 

C'était,  certes,  flatteur  pour  M.  de  Brenas,  mais 
c'était  vraiment  dommage  que  l'éloge  s'adressât  à 
Roumanille. 

C'est  alors  que  notre  auteur,  estimant  la  mesure 
comble  et  même  dépassée,  rompit  son  long  silence 
et  écrivit  à  son  plagiaire,  en  février  1868.  une  lettre, 
avec  preuves  à  l'appui,  qui  mettait  celui-ci  en  de- 
meure de  se  justifier.  Roumanille  fut-il  bien  sur- 
pris ?  On  peut  en  douter  et  nous  croyons  plutôt  qu'il 
s'attendait  depuis  longtemps  à  l'algarade. 

Dans  tous  les  cas,  la  réponse  ne  se  fit  pas  attendre 
et,  le  3  mars,  le  félibre  adressait  à  l'auteur  mécon- 
tent et  vexé,  la  lettre  suivante,  pleine  d'humour  et 
d'esprit,  qui  aurait  tout  excusé,  si  l'esprit,  même  le 
meilleur,  pouvait  guérir  une  blessure  littéraire. 
Nous  la  citons  en  entier.  Comme  le  dit  Roumanille, 
il  n'avait  pas  le  temps  d'être  court  et  nous  croyons 
que  personne  ne  s'en  plaindra  : 

Avignon.  3  mars  1868. 
Monsieur. 

Je  sais  enfin  à  qui  m'adresser  pour  donner,  au  sujet 
de  ce  digne  M.  Martin,  curé  de  Cucugnan.  des  expli- 


ET    SON    VÉRITABLE   AUTEUR  11 

cations  que  j'eusse  voulu,  de  tout  mon  cœur,  pouvoir 
donner  plus  tôt  et  que  vous  eussiez  bien  fait  de  me 
demander  directement,  dès  que  vous  avez  été  à  même 
de  pouvoir  le  faire.  Je  vais  vous  les  donner  loyale- 
ment. Si  j'avais  l'honneur  d'être  connu  de  vous,  vous 
ne  suspecteriez  pas.  j'ose  le  croire,  un  iota  de  ce  que 
je  vais  vous  écrire. 

Il  s'agit  donc  de  plagiat,  crime  prévu  par  la  loi  et 
dont  on  veut  me  punir  par-devant  le  Tribunal  com- 
pétent. 

Je  l'avoue.  Monsieur,  j'ai  tondu  de  ce  joli  pré  la 
largeur  de  ma  langue  et  même  un  peu  plus.  Et  voici 
comment  cela  s'est  fait. 

Depuis  le  bel  an  de  Dieu  1855.  les  poètes  proven- 
çaux, dont  vous  avez  entendu  parler,  publient  chaque 
année  un  Armana  de  plus  en  plus  sympathique  à  nos 
populations  méridionales.  C'est,  chez  nous,  aux  ap- 
proches de  Noël,  l'amusement  honnête  des  pauvres 
gens.  Les  riches  en  prennent  bien  leur  part.  Le  prix 
de  cette  modeste  publication,  tirée  à  petit  nombre,  est 
si  modique,  qu'il  exclut  toute  idée  de  spéculation. 

Depuis  quatre  ans.  elle  fait  ses  frais.  Cet  almanach 
compte,  parmi  ses  plus  fervents  collaborateurs,  l'au- 
teur de  Mireille.  C'est  là  que  Frédéric  Mistral  ré- 
pand, d'une  main  que  le  public  trouve  trop  avare,  l'or 
de  sa  parole  et  de  sa  poésie. 

Le  collaborateur  le  plus  populaire,  le  plus  aimé  de 
V Armana,  est  incontestablement  Lou  Cascarellet 
(mot  provençal  qui  signifie  :  caqueteur.  babillard  . 
C'est  de  ce  nom  que  nous  signons  toutes  les  facéties, 
naïvetés,  bons  mots,  contes  à  rire,  vieilles  légendes, 


12  LE    CURÉ    DE    CUCLGNAN 

plaisanteries  comiques  ou  burlesques,  etc.  Et.  chaque 
année,  force  nous  est  bien  de  faire  de  plus  en  plus 
large  part  à  ce  conteur  bien-aimé,  car  il  charme  fort 
ses  lecteurs.  Tout  le  monde  le  dit.  en  Provence. 

Tous  les  ans.  quand  YArmana  est  sur  le  chantier, 
les  fèlibres  sont  en  émoi,  sur  toute  la  ligne,  pour  faire 
la  provision  des  historiettes  que  Lou  Cascarellet 
(lisez  Mistral  et  Roumanille)  se  charge  de  mettre  en 
œuvre  —  sunt  bona,  sunt  mala,  sunt  mediocra  plura, 
—  mais  elles  sont  toujours  décentes  et  innocentes. 
Elles  n'ont  pas  le  mérite  de  la  fraîcheur  et  de  la  nou- 
veauté. Peu  importe  :  nous  ne  comptons  pas  là-dessus 
pour  établir  notre  renommée  littéraire,  ni  pour  la  ré- 
pandre. Nous  ne  prétendons  pas  non  plus  à  l'inven- 
tion de  ces  facéties;  ces  choses-là  ne  s'inventent  pas. 
Depuis  14  ans  que  nous  en  publions  une  bonne  ving- 
taine par  an,  nous  n'en  avons  pas  inventé  une  seule. 
Ce  qui  ne  nous  empêche  pas  d'en  avoir  trouvé  d'excel- 
lentes. Nous  les  prenons,  le  plus  souvent,  sur  les  livres 
de  ceux  qui  les  racontent,  de  père  en  fils,  dans  notre 
gai  pays  de  Provence. 

«  Autrefois,  à  Racan,  Malherbe  les  contait...  » 

En  1866,  mon  beau-frère  m'apporta,  triomphant, 
un  feuillet  détaché  de  nous  ne  pûmes  savoir  quelle 
revue  ou  quel  recueil  littéraire.  (J'ai  ce  feuillet  sous 
les  yeux,  tout  sali,  tout  froissé,  tombant  presque  en 
lambeaux,  tel,  en  un  mot,  qu'il  me  fut  remis. 

«  En  voici  une  magnifique  pour  le  Cascarellet!  me 
dit  Félix  ». 

Je  lus  et  fus  vraiment  ravi  de  ma  lecture.  Assuré- 
ment il  y  avait  de  quoi.  Une  belle  légende  populaire, 


ET   SON    VÉRITABLE   AUTEUR  13 

tout    empreinte   de  bonhomie,   pleine  de  sel    méri- 
dional, honnête  et  parfaitement  mise  en  scène. 

Ah!  Monsieur  !  l'herbe  tendre,  et,  je  pense,  quelque 
diable   aussi  me  poussant,  je  traduisis,  con  amore, 
tout  ce  que  je  pus  traduire.  Pouvais-je trouver  mieux? 
Ajoutant  ou  retranchant  sobrement  ce  que  me  sem- 
blait réclamer  le  génie  de  notre  langue  et  les  exi- 
gences de  nos  mœurs  provençales. 
°  N'ayant  pas  le  début  de  l'historiette  (la  page  692 
manquait  et  tous  mes  efforts  pour  la  retrouver  avaient 
été  inutiles),  j'écrivis,   à  ma  façon,    une    entrée    en 
matière.  Je  ne  sais  pas,  à  cette  heure,  en  quoi  elle 
diffère  de  la  vôtre.  —  Ici,  mes  scrupules,  car  enfin,  je 
vous  rassure,  Monsieur,  j'ai  une  conscience,  tout  vil 
plagiaire  que  je  puisse  paraître.  D'ailleurs,  ayant  été 
souvent  volé,  je  sais  combien  il  est  désagréable  de  l'être. 
Quel  est  le  père  de  cet  adorable  curé  ?  Quelle  est  la 
source,  l'origine  de  cette  fable  ?  Comment  l'indiquer? 
Ce  précieux  chiffon  de  papier,  d'où  a-t-il  été  détaché? 
Je  fais  une  enquête  : 

—  Beau-frère,  qui  donc,  qui  t'a  donné  ça  ? 

—  Mon  ami  Liffrand. 

—  Quel  est  ce  Liffrand  ? 

—  C'est  le  clerc  de  Me  Giéras,  notaire  en  Avignon. 

—  Où  a-t-il  pris  ça  ? 

—  Il  croit  que  c'est  un  feuillet  détaché  d'une  vieille 
revue  à  laquelle  son  père  était  abonné  dans  le  temps. 

—  Quelle  revue  ? 

—  Je  n'en  sais  rien,  ni  lui  non  plus... 

Et.  voyez  le  guignon,  la  signature  est  ilhsible  au 
bas  de  l'article  :  un  pli  l'a  dévorée. 


14  LE    CURÉ    DE    CUCUGNAN 

C'est  bien  ainsi  ;  que  faire  ?  L'imprimeur  demande 
de  la  copie.  Il  faut  que  YArmana  paraisse  au  plus  tôt. 
Je  livre  la  copie  et...  j'attends,  demandant  à  tout 
venant,  autour  de  moi,  des  nouvelles  du  Curé  de  Cucu- 
gnan.  Personne  ne  peut  m'en  donner.  L'heure  de  la 
mise  en  pages  arrive...  —  Eh  bien!  me  dis-je,  pour 
mettre  notre  bonne  foi  à  couvert  et  sauver,  au  besoin, 
l'honneur  du  Cascarellet,  nommons  le  traducteur 
coupable,  celui  qui  donnera  à  l'auteur  —  infaillible- 
ment l'auteur  réclamera  —  toutes  franches  et  loyales 
explications. 

Et  j'écrivis  sur  l'épreuve  : 

«  Et  voilà  l'histoire  du  Curé  de  Cucugnan,  telle 
«  que  m'a  donné  l'ordre  de  vous  la  dire  ce  gusas  de 
«  Roumanille. 

Signe  :  Lou  Cascarellet  ». 

\j  Armana  de  1867  fut  publié. 

(Je  vous  demande  pardon  de  mes  longueurs.  Mon- 
sieur. Je  n'ai  pas  le  temps  d'être  plus  court.) 

Voilà  maintenant  que  M.  Alphonse  Daudet  se  hâte 
de  traduire  le  Curé  de  Cucugnan,  et,  grâce  à  l'Événe- 
ment, auquel  il  donne  sa  traduction,  il  l'éparpillé  à 
tous  les  vents  du  ciel  !  Miséricorde  ï 

Il  était  impossible,  après  une  publicité  pareille,  que 
le  nom  de  l'auteur,  effacé  par  le  pli  malencontreux,  ne 
surgît  pas  soudain.  Aussi  m'attendais-je  tous  les  jours 
à  une  demande  d'explications.  J'étais  prêt  à  les  don- 
ner, —  non  pas  certes  devant  le  Tribunal,  —  (je  n'au- 
rais jamais  pu  supposer  que  la  chose  en  valût  la 
peine),  mais  à  un  confrère   chercheur,   trouveur    et 


ET    SON    VÉRITABLE    AUTEUR  15 

ciseleur,  comme  le  Cascareïïet,  de  vieux  contes  et 
d  artistiques  légendes. 

Jetais  prêt.  J'écrivis  immédiatement  à  M.  Daudet, 
pour  qu'il  eût  à  me  prévenir  sans  retard  de  toute 
réclamation  qui  pourrait  être  faite  à  ce  sujet.  (M.  Dau- 
det retrouverait  ma  lettre.) 

Voyez,  je  vous  prie.  Monsieur,  combien  il  eût  été 
heureux  pour  vous  que  vous  eussiez  écrit  au  coupable, 
dès  que  vous  sûtes  son  nom.  Je  n'ai  jamais  eu  l'inten- 
tion de  m'opposer  et  je  ne  m'oppose  pas  à  rendre  à 
César  ce  qui  appartient  à  César,  et  à  vous.  Monsieur, 
ce  que  vous  revendiquez.  Quoi  qu'il  arrive,  le  Casca- 
reïïet, honnête  et  loyal  garçon,  qui  sait,  depuis  trois 
jours  seulement,  qu'il  a  une  réparation  à  vous  donner, 
se  fera  un  devoir,  dans  VArmana  de  1869,  de  tout 
remettre  dans  l'ordre,  d'expliquer  le  pourquoi  et  le 
comment  de  cette  petite  affaire,  de  vous  donner,  en  un 
mot,  pleine  et  entière  satisfaction,  ce  qui  vaudra  à 
votre  livre,  si  votre  livre  est  publié  ou  doit  l'être,  une 
réclame,  —  passez-moi  le  mot,  —  qui  aura  bien  son 
prix  et  ses  heureux  résultats.  De  toute  façon,  avouons- 
le,  j'aurai  rendu  service  à  ce  bon  curé  de  Cucugnan. 
Après  avoir  puissamment  contribué  à  le  tirer  d'un 
injuste  oubli  et  à  le  populariser,  je  faciliterai  la  vente 
et  la  propagation  du  livre  qui  contient  ou  qui  contien- 
dra son  magnifique  sermon. 

Que  si,  un  peu  sévère,  sans  doute,  pour  une  pecca- 
dille commise  le  plus  innocemment  du  monde,  vous 
voulez  m'appeler  par-devant  notre  Tribunal,  qui  me 
connaît,  je  m'y  défendrai  et  j'attendrai  sans  crainte 
son  jugement. 


16  LE    CURE    DE    CUCUGNAN 

J'ai  parlé  de  ma  bonne  foi  :  elle  est  patente.  Eût-il 
été  bien  difficile  au  Cascarellet,  s'il  avait  été  de  mau- 
vaise foi.  de  trouver  un  autre  titre  (nous  avons,  en 
Vaucluse.  Cucuron,  qui  est.  certainement,  aussi  joli 
que  Cucugnan),  de  changer  la  mise  en  scène,  de 
travestir  d'autres  détails,  de  telle  façon  que  la  propriété 
de  cette  historiette  charmante  ne  pût  que  difficilement 
être  revendiquée  ?  Avouez  que  je  suis  un  voleur  bien 
naïf. 

Quant  au  médecin,  dont  l'idée  première  court  un 
peu  partout,  mais  dont  les  péripéties  et  les  détails 
m'appartiennent  d'un  bout  à  l'autre,  il  a  failli  ne  pas 
avoir  Cucugnan  pour  théâtre  de  sa  comédie  (la  preuve 
en  est  ci-incluse).  Un  ami,  au  dernier  moment,  me 
dit  :  «  L'an  passé,  le  curé  ;  cette  année,  le  médecin  !  » 
Et  la  scène  se  passa  à  Cucugnan. 

Je  ne  vous  en  dis  pas  davantage.  J'en  ai  même  trop 
dit  ;  aussi  vous  prié-je  de  me  pardonner  l'excessive 
longueur  du  plaidoyer  que  j'improvise  pro  domo  mea. 
Seulement,  permettez-moi  d'ajouter,  pour  finir,  que  si 
vous  désirez  faire  plus  ample  connaissance  avec  le 
coupable  que  vous  avez  sous  la  main,  la  Reçue  des 
Deux-Mondes  (15  octobre  1859.  p.  807  et  suiv.)  vous 
fera  connaître  ses  antécédents,  et  M.  de  Pontmartin, 
dans  ses  Causeries  Littéraires  (1854)  et  dans  ses 
Nouveaux  Samedis  1865),  vous  dira  qui  il  est.  Au 
besoin,  M.  Veuillot,  dans  son  Parfum  de  Rome  (6e 
édit..  1867  .  vous  montrera  de  lui  un  portrait  en 
pied,  très  flatté  sans  doute,  mais  assez  ressemblant, 
dit-on. 

Je  désire.  Monsieur,  qu'en  lisant  cette  lettre,  vous 


ET    SOX    VÉRITABLE    AUTEUR  17 

ne  vous   mépreniez  pas  sur  les   sentiments  qui   me 
l'ont  inspirée. 

Agréez,  je  vous  prie,  Monsieur,  mes  plus  respec- 
tueuses salutations. 

J.    ROUMANILLE. 

Cette  épître,  d'ailleurs  charmante,  où  Rouma- 
nille,  comme  il  le  disait  lui-même,  avait  laissé 
courir  sa  plume  et  sa  verve,  n'avait  qu'un  tort.  On 
y  sentait  un  plaidoyer  mûri  depuis  longtemps  et 
une  situation  fausse,  au  secours  de  laquelle  on 
appelait  certains  arguments  plutôt  faibles  et  parfois 
invraisemblables. 

Il  n'était  pas  possible  d'avouer  plus  franchement 
Yemprunt  (soyons  polis),  mais  l'aveu  était  enguir- 
landé d'excuses  si  joliment  présentées,  où  l'éloge 
de  l'œuvre  reproduite  se  mêlait  si  savamment  au 
succès  procuré  par  la  grande  publicité  de  YArmana, 
que  Roumanille  put  croire  sa  cause  gagnée  et  le 
différend  tout  au  moins  assoupi. 

En  cela,  il  se  trompait.  La  lettre  produisit  un 
effet  tout  contraire  à  celui  qu'il  en  attendait.  M.  de 
Brenas  fut  piqué  au  vif  et  crut  démêler,  au  milieu 
de  ces  explications,  une  légère  pointe  de  raillerie 
gasconne  qui,  loin  de  l'apaiser,  lui  fit  précipiter 
les  choses.  11  se  mit  d'accord  avec  M.  Ballay,  qui 
était  d'avis  d'intenter  un  procès,  et  il  fut  convenu 
que,  sous  le  nom  de  son  éditeur,  ce  serait  l'auteur 
qui  mènerait  l'affaire . 

Il  s'agissait  de  trouver  un  avocat.  M.  de  Brenas 
consulta    le    Président    du    Tribunal    d'Avignon, 

2 


18  LE   CURÉ   DE   CUCUGNAN 

M.  Michaëli,  qui  lui  indiqua  Me  Sylvestre,  et  le 
procès  fut  engagé.  Sur  le  conseil  de  celui-ci,  la 
juridiction  consulaire  fut  choisie. 

Il  allait  être  procédé  aux  premiers  actes  de  la 
procédure,  quand  Roumanille,  qui,  malgré  sa 
belle  assurance,  se  sentait  en  faute,  fit  intervenir 
un  ami  commun  et  proposer  une  transaction. 
D'avance,  il  prit  soin,  dans  son  Armana  de  1869, 
d'annoncer,  sous  les  initiales  G.  de  M.,  à  l'avant- 
dernier  alinéa  du  premier  chapitre,  que  le  Curé  de 
Cucugnan  était  l'œuvre  de  M.  de  Brenas  et  qu'il 
s'était  contenté  de  la  traduire  pour  l'agrément  de 
ses  lecteurs.  Cet  alinéa,  caché  au  milieu  de  notes 
étrangères  à  la  cause,  devait  passer  et  passa,  en 
effet,  inaperçu. 

M.  de  Brenas,  qui  professait  pour  l'ami  commun 
la  plus  haute  estime,  arrêta  les  poursuites  et  envoya 
à  son  avocat  un  projet  de  transaction,  par  lequel 
Roumanille  reconnaîtrait,  dans  une  déclaration 
formelle  qu'il  devrait  faire,  à  la  première  page  de 
son  Almanach,  les  droits  de  M.  de  Brenas,  et  s'en- 
gagerait, de  plus,  à  verser  une  indemnité,  soit  au 
profit  de  M .  de  Brenas,  soit  au  profit  de  son  éditeur. 

Roumanille  accepta,  sur-le-champ,  le  premier 
point  et  déclara,  sur  le  second,  s'en  rapporter  à  la 
décision  d'un  arbitre  qui  devrait  être  choisi  d'accord 
entre  les  deux  parties.  Et  c'est  ici  que  commen- 
cèrent les  difficultés,  les  retards  et  toute  une  série 
d'événements  imprévus  qui  arrêtèrent  la  solution 
de  cette  affaire,  pourtant  si  simple  et  si  facile  à 
résoudre. 


ET    SON    VÉRITABLE    AUTEUR  19 

Les  arbitres  choisis  se  récusèrent  les  uns  après 
les  autres.  L'avocat,  surchargé  de  dossiers,  puis 
atteint  d'une  maladie  qui  l'obligea  à  un  repos 
forcé,  dut  laisser  en  suspens  le  règlement  et  l'arbi- 
trage. 

La  guerre  de  1870  survint.  Les  procès  littéraires 
furent  relégués  au  second  plan.  De  plus  graves 
préoccupations  agitaient  les  esprits. 

Après  nos  désastres,  des  années  s'écoulèrent  et  le 
litige  dormit  tranquillement  dans  les  cartons.  M.  de 
Brenas  ne  paraissait  pas  empressé  de  reprendre  les 
hostilités  et  de  se  faire  rendre  justice.  Oublia-t-il 
même  à  peu  près  ses  réclamations?  C'est  ce  que 
nous  ne  pouvons  savoir  absolument.  Toutefois,  en 
juin  1875,  sur  les  instances  de  son  éditeur,  qui, 
depuis  1867,  attendait  l'heure  où  il  pourrait  faire 
paraître  le  volume  toujours  en  projet,  il  désira. 
tout  au  moins,  rentrer  en  possession  des  pièces  et 
des  documents  qu'il  avait  confiés  à  Me  Sylvestre. 

Ce  dossier  faillit,  à  son  tour,  amener  une  autre 
difficulté  entre  l'avocat  et  son  client.  Depuis  long- 
temps classé  au  nombre  des  affaires  abandonnées, 
il  ne  se  retrouvait  pas  et  M.  de  Brenas  put  croire  un 
moment  que  ses  lettres,  ses  journaux  et  ses  bro- 
chures étaient  perdus.  11  reprochait  même  à 
>lc  Sylvestre  un  trop  long  oubli  de  son  affaire.  Les 
précieux  papiers  finirent  cependant  par  se  retrouver 
et,  pour  se  justifier,  celui-ci  écrivit  à  Cusset,  le 
9  juillet  suivant,  une  lettre  dont  nous  détachons  le 
paragraphe  qui  explique  ainsi  ce  long  retard  :  «  Il 
vous   suffira.  Monsieur,  d'évoquer  vos  souvenirs, 


20  LE    CURÉ   DE    CUCUGNAN 

j'en  suis  sûr,  pour  reconnaître  que  je  n'ai  fait,  en 
agissant  ainsi,  que  me  conformer  à  vos  instructions. 
J'ai  la  certitude  que,  cédant  aux  pressantes  sollici- 
tations de  quelque  ami  de  M.  Roumanille,  vous  con- 
sentîtes à  faire  grâce  à  ce  dernier.  Quel  est  cet 
ami?  Je  ne  puis  affirmer  si  son  nom  me  fut  livré, 
mais  son  intervention  est  chose  dont  je  suis  abso- 
lument sûr,  ainsi  que  du  résultat  quelle  eut  auprès 
de  vous.  D'ailleurs,  s'il  vous  convenait  de  rouvrir 
les  hostilités,  on  le  pourrait  encore,  et  je  suis  con- 
vaincu que  M.  Roumanille  redouterait  autant  au- 
jourd'hui qu'en  1868,  la  poursuite  que  son  plagiat 
vous  autorisait  à  diriger  contre  lui  ». 

Avec  cette  lettre,  M.  de  Brenas  reçut  ses  pa- 
piers et  les  déposa  dans  son  secrétaire.  Ils  ne 
devaient  revoir  la  lumière  que  trente-neuf  ans 
plus  tard. 

Les  hostilités  ne  se  rouvrirent  pas.  Le  Curé  de 
Cucugnan  continua  de  charmer  ses  lecteurs  sous 
des  noms  différents. 

Rien  n'est  nouveau  sous  le  soleil.  Reprenant  le 
vieil  adage  pour  son  compte,  Roumanille  n'avait-il 
pas  dit  ingénument  :  chacun  prend  son  bien  où  il 
le  trouve  ?  Proverbe  accommodant,  sinon  très  équi- 
table. Il  pouvait  ajouter,  d'ailleurs,  qu'il  avait 
avoué  son  péché,  et,  au  risque  d'avoir  avec  la 
sagesse  des  nations  de  trop  fréquentes  relations, 
péché  avoué  n'est-il  pas  à  moitié  pardonné  ? 

Ce  pardon,  il  l'attendit  pendant  de  longues  années 
et  il  ne  vint  pas.  La  question  et  l'arbitrage  restèrent 
toujours   en    suspens.    Mais   quelqu'un    vint,    qui 


ET    SON   VÉRITABLE    AUTEUR  21 

n'était  pas  attendu  et  qui  mit  tout  le  monde  d'ac- 
cord. Indifférente  au  génie  aussi  bien  qu'aux 
procès,  se  riant  des  possessions  d'état  et  des  délais 
de  procédure,  la  mort  se  chargea  déteindre  une 
affaire  qui  menaçait  de  s'éterniser. 

M.  de  Brenas  mourut  en  1877,  sans  avoir  réveillé 
la  procédure,  et,  le  24  mai  1891,  Roumanille  s'étei- 
gnait à  son  tour,  «  en  Avignon  ». 

Aujourd'hui  la  prescription  est  acquise.  Il  nous 
suffit  d'avoir  restitué  à  la  mémoire  d'un  fin  lettré 
la  paternité  d'une  œuvre  qui  a  fait  son  chemin  dans 
le  monde  et  qu'on  relit  toujours  avec  plaisir.  Sa 
gaîté  de  bon  aloi  nous  change  des  romans  vague- 
ment humanitaires  et  des  études  psychologiques  si 
en  honneur  de  nos  jours. 

Qu'elle  soit  signée  B.  de  Brenas,  Roumanille  ou 
Daudet,  nous  devons  à  celui  qui  la  présenta  au 
public  une  honnête  reconnaissance  et  un  juste 
remerciement.  C'est  ce  que  nous  venons  d'essayer 
de  lui  faire  obtenir,  avec  preuves  à  l'appui. 

Nous  ne  prétendons,  d'ailleurs,  rien  exagérer. 
Du  haut  des  cieux,  leur  demeure  dernière,  ni  Rou- 
manille, ni  Daudet,  ne  verront  leur  mémoire  bien 
sérieusement  atteinte  par  ce  larcin  de  leur  jeunesse, 
mais  cette  restitution  tardive  était  loyale  et  né- 
cessaire. Quant  au  reste,  le  temps,  ce  grand  philo- 
sophe, sait  calmer  les  susceptibilités  et  rendre  à 
chacun  la  part  qui  lui  est  due. 

Et,  pour  clore  le  débat,  il  nous  semble  voir  ce 
«  gusas  »  de  Roumanille  s'écrier,  avec  son  accent 


22    LE  CURÉ  DE  CUCUGNAN  ET  SON  VÉRITABLE  AUTEUR 

méridional  et  son  geste  de  félibre  :  «  Eh  bien. oui! 
je  l'ai  prise,  la  légende,  et  je  l'avoue  !  On  ne  prend 
qu'aux  riches.  La  voilà  rendue  à  qui  de  droit.  Et. 
mentanen,  honny  soit  qui  mal  y  pense  !  » 


■©— 


Caen.  —  Impr.  H.  Delesques,  rue  Uemolombe,  34. 


La  Bibliothèque 
Université  cHOttawa 
Echéance 


The  Library 
University  of  Ottawa 
Date  Due 


in-8° 3  Ir-  ou 

Huit  années  d'Émigration. —  Souvenirs  de  l'abbé  G.-.I.  Martinant 
de  Préneuf,  curé  de  St-Lambert  de  Vaugirard,  de  Sceaux 
et    de    St-Leu.    1792-1801.  —     Paris,  Librairie    académique 

Perrin  et  O,  1908,  1   vol.  in-8" 5  fr. 

Les  Anglais  aux  Iles  Saint-Marcouf.    L'Expédition  de  1798.   Le 

COMBAT    NAVAL   DE    S ALLEN ELLES.    —   1    Vol.    ill-8°.    —    EaU-FORTE 

de  Pol  Vanel.  Caen,  Louis  Jouan,  1910.     ...       3  fr.  50 

L'nE   GRANDE   MLLE   AUX    XVI L    ET  XVIIIe    SIÈCLES.    La   \  IE  PUBLIQUE 

a    Caen.    Mœurs    et    Coutumes.    1    vol.    in-8".    Caen,    Louis 
Jouan,  1910 6  fr. 


Π


^9  003  00  3^8237  8b 


CE  PC   2197 
.B66C838  1910 
r0o   VANEL,  GABRl 
ACC#  1331646 


CURE    UE    CU 


Brantford. 


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